#7 – Apprendre par cœur

#7 - Apprendre par cœur.
4 principes essentiels pour mémoriser de la musique
Une histoire de cerveau, de cœur et … d’iceberg 💀❤️🍦

Cette semaine, à la demande de certains d’entre vous, j’ai décidé de parler d’un sujet qui me tient vraiment à cœur et avec lequel j’ai beaucoup cheminé les dernières années, dans ma propre pratique et avec mes élèves. Le fait de mémoriser des partitions et donc de jouer de mémoire !

 

C’est notamment au contact du pianiste Abdel Rahman El Bacha, avec lequel je joue en récital depuis déjà presque cinq ans maintenant, que j’ai été amenée à repenser mon rapport à l’apprentissage par cœur.

 

Abdel Rahman aime particulièrement se produire sans partition et nous avons donné ensemble des récitals où nous avons joué tous les deux par cœur – chose rare !

 

Les expériences furent mémorables (…c’est le cas de le dire! ).
Et ce, à plus d’un titre. J’y reviens un peu plus tard.

 

Commençons par poser le contexte !

Attention : trou noir ! 😱

Dès que l’on parle de jouer de mémoire, beaucoup de musiciens commencent déjà à sentir des gouttes de sueur perler dans leur cou.
L’épouvantail agité, c’est bien sûr celui du « trou » de mémoire. 👻

Noir ou blanc, d’ailleurs. On parle de trou noir mais on dit aussi « avoir un blanc ».

En tout cas, une expérience qui relève des cauchemars les plus archétypaux de la profession musicale.
mais pas uniquement ! 

Amis acteurs, conférenciers et même écoliers… Bienvenue au club !

Souvent il faut dire que les premières expériences en musique peuvent avoir été traumatisantes dans le cadre d’examens de conservatoire.
Il fallait apprendre dans un délai limité un morceau de fin d’année. Trac – niveau maximal 💯
Bon, pour le sujet du trac, je vous renvoie à mon article précédent #3 !

 

Alors, une fois les exigences des examens passées me direz-vous, pourquoi les concertistes s’embêtent-ils à apprendre par cœur ?

 

C’est pas faux… #kaamelott

Contexte historique et conventions évolutives

En y regardant de plus près, on se rend compte que le fait de jouer sans partition ne va pas de soi. Il est inhérent à un contexte historique. On pourrait presque parler de modes.

 

En tout cas, on constate qu’il y a bel et bien une évolution au cours des siècles par rapport au sujet.

 

On cite souvent la phrase de Bettina von Arnim, une des amies de Beethoven, qui suite à un concert où Clara Schumann a joué l’Appassionata par cœur écrit :
« Quelle prétention de s’asseoir au piano et jouer sans la partition ! ».

 

Imaginez un peu …

 

Là, on est au XIXe siècle.
Plus tard dans le XIXe et jusqu’à aujourd’hui , il devient attendu que les concertistes se produisent sans partition lorsqu’ils jouent en soliste avec orchestre, de même pour les récitals de piano ou d’instruments seuls ou bien encore pour le répertoire de pièces virtuoses.
Une exception dans la deuxième partie du XXe siècle notamment, avec les pièces de musique contemporaine ou des pièces moins souvent jouées où la partition est tolérée.

 

Quoique …
dans certains concours internationaux, tout doit être joué de mémoire !

 

Et je ne vous parle même pas des chanteurs lyriques qui tiennent des rôles de plusieurs heures parfois dans des langues qu’ils ne parlent pas ‼️

 

Par contre, le fait que les musiciens suivent la partition semble évident dans l’orchestre et dans les ensembles, en musique de chambre.

Quelques exceptions à la règle

A la fin du XXe siècle, le grand Sviatoslav Richter fatigué de certaines conventions justement et préférant l’instantanéité de la lecture du texte musical, ne joue plus qu’avec partition.

Comme contre-exemple, on peut citer le duo mythique formé par le violoniste Christian Ferras et le pianiste Pierre Barbizet qui jouent tous deux de mémoire. 

De nos jours, on dénombre de plus en plus de jeunes quatuors qui se lancent sans partition dans le sillon tracé par le Quatuor Zehetmair. Impressionnant !

Donc il s’agirait des conventions plus ou moins tacites, qui semblent arbitraires et qui se redéfinissent à chaque époque.

Alors pourquoi continuer au XXIe siècle ?

Ou plutôt « pour quoi » ?

 

A l’ère d’internet, des i-pads (si si, de plus en plus de musiciens les utilisent sur scène, on peut même tourner les pages en actionnant une pédale rattachée en Bluetooth ) et même de Google-Glass, n’est-ce pas une perte de temps ? Une fatigue inutile ? Un goût de la performance — gratuit et stérile ?

 

De mon expérience, quand cela fonctionne, il se passe quelque chose d’assez exceptionnel. Que ce soit pour l’artiste ou pour le public.

 

Le fait que les artistes se produisent sans partition donne à ressentir le caractère unique du moment du concert, la prise de risque et le « sans filet ».

 

Pour les musiciens sur scène, être dégagé de la partition libère un espace mental et sensoriel habituellement occupé par la lecture. Les sens sont en éveil, le champ de vision ouvert et c’est comme si on entendait mieux.

 

La relation à l’acoustique, à la projection est également libérée, elle devient encore plus essentielle.

 

Le pupitre et la partition ne servent plus d’écran ou d’armure. Les artistes s’exposent et une proximité s’installe avec l’auditoire, comme une sensation de communion avec le public autour de l’œuvre.

 

La comparaison la plus parlante me semble celle d’un acteur de théâtre qui soir après soir a tellement absorbé, digéré, incarné son rôle qu’on a l’impression que son texte jaillit comme s’il était en train de l’improviser sous nos yeux, à ce moment donné.
Une re-création en temps réel.

 

Mon expérience est effectivement qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire.

 

Il ne s’agit pas d’une recherche vaine de performance, ni d’une soumission résignée à des codes intangibles. Il y a quelque chose de magique à gagner dans l’affaire !

 

Certes, c’est une prise de risque, un pari !

C’est notamment dans les deux sonates de Schumann et la 1ère sonate de Prokofiev que nous avons jouées avec Abdel Rahman lors des Folles Journées de Nantes et de Noirmoutier, que j’ai pu en faire pleinement l’expérience.

 

Je me souviens qu’avant de rentrer en scène le trac était insoutenable. 😨

 

Pourtant une fois le premier accord lancé, confiance ! Et surtout l’impression que la totalité de l’oeuvre était présente dans mon esprit, sous mes yeux. Un arc musical et narratif – du début à la fin, contenu en un instant. Saisissant !

Fini, le plaidoyer !

 

Car il ne me semble pas nécessaire d’être dogmatique – en général, et dans ce cas particulier ! 😅

 

Ce type d’exercice n’est d’ailleurs pas à pratiquer avec tout le monde. Certains collègues refusent catégoriquement de jouer de mémoire. Et c’est la moindre des courtoisies que de respecter cela.

 

D’autre part, comme nous allons le voir tout de suite, apprendre par cœur demande un sacré boulot et beaucoup (trop) de temps d’assimilation parfois.

 

Et dans une vie d’artiste, souvent à 300 km/h, il n’est pas absurde de savoir faire preuve de pragmatisme !

 

Venons-en aux faits !

—-

Quatre principes essentiels ou ce que les neuro-sciences ont à nous apprendre

Avant toute chose, il me semble intéressant de penser que la mémoire se travaille et se développe comme un muscle.

 

Cela veut dire que l’on peut progresser et qu’au-delà de certaines facilités (ou difficultés) de départ, on peut la pratiquer et la fortifier. De même, cela reste un « chantier » et on peut connaître des phases plus ou moins favorables.

 

Alors, courage !

#1. Identifier son type de mémoire dominant

Type de mémoire dominant, qu’est-ce à dire ?
Il existe plusieurs types de mémoires : celles qui vont nous intéresser principalement ici sont notamment les mémoires motrices et perceptives.

 

Certains ont une mémoire photographique – on dit « eidétique » ou absolue. C’est lorsqu’après avoir visionné la « page », la personne est capable de maintenir dans sa tête l’image mentale comme « imprimée ». (très impressionnant, ce n’est pas mon cas !)
Le chef d’orchestre Lorin Maazel en était, paraît-il, un exemple célèbre.

 

D’autres ont une mémoire visuelle sans qu’elle soit photographique. La pagination est mémorisée. On mémorise donc les tournes de pages et on développe des repères « géographiques », au point d’être déstabilisé à la lecture d’une autre édition de la même œuvre. (si si, c’est vrai !)

 

On peut parler aussi de mémoire tactile aussi appelée mémoire kinesthésique, en lien avec les sensations du contact cutané. Très intéressante celle-là pour les musiciens, par exemple, les doigts sur le manche, sur les cordes.

 

Bien sûr, chez les musiciens, beaucoup s’appuient en priorité sur leur mémoire auditive et motrice.

 

Allez savoir si c’est de l’inné ou de l’acquis !

 

Je laisse le soin aux scientifiques de se tordre les neurones sur le sujet. 👽

 

Pour ma part, je pense que le fait d’avoir débuté par la méthode Suzuki (où on débute uniquement par mimétisme et donc par mémorisation auditive) lorsque j’avais trois ans a sûrement induit la dominance de l’auditif dans mon organisation mentale. 

 

Et il me semble intéressant d’identifier son type « premier » afin de « capitaliser dessus » notamment lors d’apprentissages rapides.

 

Cela sert également à cerner les autres aspects qui sont à développer ou renforcer. 

 

Sans doute, cette séparation des types de mémoires ne rend de toute façon pas réellement compte de la complexité du processus neurologique impliqué. Il y a d’ailleurs aussi une mémoire que l’on pourrait appeler « affective ».

 

Il semblerait qu’au final, il s’agisse dans presque tous les cas d’une combinaison, d’une conjugaison des différents types de mémoire. La mémorisation relèverait donc d’un processus d’intégration. J’y reviendrai.

 

Disons déjà qu’il est utile d’associer et d’activer le maximum de « mémoires » possibles.

#2. « De la musique – et de la méthode ! – avant toute chose »

Il peut sembler intuitif voire naturel de se dire qu’en répétant une pièce à haute dose, on finira bien par la connaître par cœur.
Pourtant ce n’est pas si simple.

 

Evidemment une (grande) part de répétition est indispensable. Mais attention ! ⚠️

 

Il faut dire que le cerveau est un drôle d’ordinateur. A la fois génial par certains aspects, et déprimant par d’autres.  💻

 

Car le cerveau est capable d’intégrer tout (ou presque), mais ce parfois, sans discernement. C’est-à-dire que si on répète une erreur plusieurs fois, sans faire attention, eh bien, l’ordinateur central, lui, veille et enregistre les données !

 

Donc si on ne « prend pas la main » sur la qualité de l’apprentissage, un logiciel défectueux se met en place – automatiquement.

 

Cela veut dire qu’il faudra ensuite désinstaller le mauvais programme ou « software » avant de pouvoir essayer d’installer le correct.

 

Croyez-moi, c’est aussi pénible que chronophage. Sachant que dans certains cas, pas moyen de désapprendre complètement une erreur de texte non détectée dès le début. 

(vrai en musique…)

 

Donc, même si cela peut se révéler très frustrant à court terme, il est important de privilégier la qualité à la vitesse de l’apprentissage dès le début ! Indispensable de travailler « bien » tout de suite, de manière progressive et avec conscience au risque d’enregistrer des erreurs. 😭

 

Ah, que de choses à dire sur ce qu’on appelle la métacognition, « l’apprendre à apprendre » !
J’y reviendrai (Promis!!)

#3. Le travail mental – un outil hyper puissant

En plus de la répétition « mécanique » et digitale – méthodique (hein?! 👮🤓), il est capital de développer un travail mental. 
Ah ben, là encore, on est dans le domaine de la métacognition.

 

Cela se traduit dans le cas de la mémorisation aussi bien par un travail de compréhension profonde de la structure de l’œuvre que par des pratiques de visualisation pour se repasser dans sa tête le texte et les gestes, on pourrait dire la « chorégraphie ».

 

En effet pour intégrer une pièce de manière durable, il est essentiel d’en avoir compris la structure. 

 

Souvent (avant 1945 en particulier), une œuvre musicale fonctionne sur des éléments de récurrence (on dirait « redondance » dans la théorie de l’information) . On peut ainsi saisir une organisation temporelle, une « forme » qui se dessine selon un principe analogie/différence. 

 

Ainsi connaître profondément la forme permet de conscientiser les relations entre chaque partie du texte musical, d’en établir une carte mentale, une mindmap.

 

Une sorte de carte de la route où il convient de bien noter les bifurcations ! 🚫
Sous peine de refaire un tour du rond-point…désagréable lorsque l’on est sur scène !

 

Plus qu’un moyen mnémotechnique, la capacité à intégrer une image mentale claire de la forme, de savoir où on en est dans la pièce, permet de conscientiser des relations structurelles essentielles de la composition.

 

Cela permet aussi de « réduire » la quantité d’informations à gérer.

 

On pourrait dire de façon prosaïque qu’il n’y a plus qu’à remplir les cases. 

 

Le compositeur Claude Debussy d’ailleurs, avec sa plume caustique, parlait de formes « administratives » pour évoquer les formes établies, par exemple la forme-sonate très employée dans la musique classique et romantique. 

 

Avec le procédé de réduction, on peut arriver à percevoir la pièce qui va se dérouler dans le temps, dans la durée, de manière si synthétique qu’elle semble pouvoir être « contenue », « saisie » en un instant. 

 

C’est ce dont parle le chef d’orchestre roumain Celibidache dans la « Phénoménologie musicale »

Bon, assez de philosophie, 🤕

parlons fitness !🏋

 

Ou plutôt, laissez moi parler d’une étude qui fera que vous ne mettrez plus jamais les pieds dans une salle de sport et que vous allez adorer travailler la musique loin de votre instrument.

 

Des études scientifiques ont montré que le fait de faire des exercices de fitness mentalement permettait de mobiliser aussi bien l’esprit que le corps et ce, de manière non négligeable.

 

👉 https://www.jonathanfields.com/brain-buff-research-thoughts-on-strength-fitness-weight-loss/

 

D’où l’intérêt de visualiser et de travailler mentalement une pièce musicale.

 

Cela veut dire qu’ainsi, en parcourant mentalement une pièce musicale et en l’étudiant mentalement, on évite l’usure liée à un corps sur-sollicité par de trop nombreuses d’entraînement passées à l’instrument et, en même temps, les trajets neuronaux sont renforcés. De manière très efficace.

#4. Un processus dans le temps . Intégration entre inconscient et conscient

Facteur Temps

ou l’art de « laisser du temps au temps »

On pourrait se dire que dans la mémorisation le Temps est l’ennemi.

Et pourtant pour pouvoir permettre l’ancrage profond d’un texte, rien de tel que de prendre le temps…d’oublier et de re-apprendre, puis de re-oublier, puis…
Jusqu’à ce que l’ancrage soit tel, que le texte semble ancré à vie dans la mémoire.

Car la mémorisation est un processus d’intégration qui fait appel à un apprentissage profond.

Il est nécessaire de passer par toutes les phases du processus d’apprentissage habituel.

On peut distinguer quatre phases comme en PNL (programmation neuro-linguistique). 

Dans un premier temps, on est : 

         inconscient / incompétent😱
Puis conscient / incompétent (inconfortable !!)😓
Ensuite conscient / compétent (plus agréable !)🤓
Enfin, inconscient / compétent (voilà !)😎

L’apprentissage est alors intégré.

Pour autant, il me semble qu’il faut être capable de fonctionner à deux niveaux :

d’une part une hyper-conscience et d’autre part une intégration au plus profond de l’inconscient.

Vous vous souvenez quand je vous disais qu’il est essentiel d’avoir développé le plus de mémoires possibles. 

Sur scène, on va souvent faire appel aussi bien à notre part inconsciente qu’à notre part consciente.

Un peu comme un pilote d’avion qui serait en pilote automatique parfois et à chaque instant capable de basculer en pilotage manuel. Et vice versa ! 

J’aime bien cette image sur le modèle de l’iceberg que l’on utilise souvent en psychanalyse pour décrire notre fonctionnement et nos comportements.

 

Pour la mémorisation, il faut donc arriver à créer des ponts entre conscient et inconscient, savoir que l’on peut se reposer par exemple sur une mémoire motrice si notre mémoire perceptive lâche ou si on a un « jour sans », des difficultés à se concentrer à cause de la fatigue par exemple.
Donc le fait d’avoir développé le maximum de mémoires va permettre d’avoir accès à de multiples soupapes de sécurité sur scène, en cas de turbulences ! ⛈ 

Vous l’aurez compris. Cette thématique est vaste, d’autant qu’elle contient selon moi un terrain étonnant de connaissance de soi.

 

Une chose fascinante est de voir que la pratique de la mémorisation permet d’entretenir ce muscle-mémoire et de travailler ce qu’on appelle la neuroplasticité.

 

Autrement dit, cela fait rester jeune, notre cerveau !

J’espère que vous ne direz plus, 

    jouer par cœur,

    ça voulait dire on a vingt ans….

https://www.youtube.com/watch?v=A314PVRSQIM

 

Et puis, il ne faudrait pas oublier qu’aussi bien en français qu’en anglais, on dit justement jouer par cœur (by heart)!

Quelle belle expression !

Alors oui, il faut avoir le cœur bien accroché pour jouer de mémoire sur scène, mais surtout jouer avec son cœur.

Souvenez-vous de la magnifique phrase du compositeur Robert Schumann :

👓

«  Mais qu’appelle-t-on être musicien ? tu l’es, si (…), dans un morceau que tu connais, tu le sais par cœur, – en un mot, si tu as la musique non seulement dans les doigts, mais encore dans la tête et dans le cœur. »

La suite – la semaine prochaine.
Je vous montrerai comment mettre ces principes en action et vous donnerai des techniques et astuces efficaces pour mémoriser !

 

🎬

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